Je m'appelle Thursday Knight. Avant, j'étais humaine.

Je suis née et j'ai vécu toute ma vie à Boston. Quand j'étais enfant, je rêvais d'aventure. Puis, j'ai grandi, je me disais plus tard, à l'université. Puis, j'ai rencontré mon fiancé. Je me disais plus tard, une fois que nous aurons assez d'argent, avant d'avoir des enfants. Puis je suis morte. Et là, il n'y a plus eu de projet. Parfois, je regrette de ne pas avoir suffisamment vécu. De ne pas avoir fait toutes ces choses dont j'avais envie et que chaque fois je remettais à plus tard. Mais comment aurais-je pu savoir ? J'étais bien trop jeune pour envisager l'éventualité de mourir. J'étais en bonne santé, et j'étais heureuse. J'imaginais que cela durerait. Rien ne me prédestinait à une mort prématurée. J'étais la personne la plus banale que l'on puisse imaginer. Jamais je n'ai connu d'événement traumatisant, qui aurait pu bouleverser mon enfance, puis ma vie entière. Souvent, je rêvais d'un destin extraordinaire, tandis qu'à présent, je donnerais tout pour un retour à la normalité.
Mes parents se sont rencontrés au lycée. Ils se sont mariés alors qu'ils étaient encore jeunes, beaux et qu'ils croyaient que tout était possible. Ils faisaient ainsi ce que tout le monde attendait d'eux. Un mariage, une maison avec une barrière blanche et un chien, puis un bébé. Le scénario parfait. Une machine bien huilée. À l'époque, tout ça semblait suffisant. Puis, petit à petit, la mécanique s'était enrayée. Tout était allé trop loin, trop vite. Ils ne virent bientôt plus ce qu'ils avaient, mais ce qu'ils n'avaient pu avoir. Leur relation se dégrada en à peine quelques mois. Tout ce qu'ils avaient pu construire ne semblait plus suffisant à leurs yeux.
J'avais cinq ans lorsque le divorce fut prononcé. Je restai vivre avec ma mère, à la maison, tandis que mon père prit un appartement dans le centre. Comme plus d'un tiers des enfants, je me retrouvai placée dans la catégorie « enfant de divorcés ». L'avantage est qu'il n'avait pas été difficile de m'y habituer. N'ayant connu presque que cette situation, je m'y suis toujours résolue. Les choses étaient ainsi, je ne pouvais rien y changer. C'était aussi bien comme ça.

Enfance, adolescence, âge adulte. Rien que de très ordinaire. J'étais une enfant éveillée. Studieuse, mais sans capacité particulièrement prononcée. Tout ce qu'il y a de plus normal, en somme. Adolescente, j'étais le genre de jeune fille, qui, sans être particulièrement en vue, n'en est pas moins appréciée. Avec le recul, je crois que j'étais douée pour inspirer la sympathie. Amusante, sans faire de l'ombre à qui que ce soit. Amicale, mais jamais trop bonne poire.
Les années ont passé, j'ai obtenu mon diplôme de fin d'études et je suis partie à l'université étudier la médecine, comme l'avait fait mon père avant moi. C'est là-bas que j'ai rencontré celui qui allait devenir mon fiancé. Jusqu'alors, je n'avais jamais vraiment eu de chance en amour. Peut-être mes exigences étaient-elles trop élevées. J'ai toujours été idéaliste. Mais Aidan était parfait. Il était plus âge que moi et avait pour ambition de devenir neurochirurgien. Je ne le trouvai pas vraiment beau, mais il Il était l'homme de ma vie, j'en étais certaine. J'imaginais ce que pourrait être notre vie future ensemble. En y repensant, je ne peux parfois m'empêcher de trouver la situation franchement pathétique. Mais au moins, j'étais heureuse. Comment aurais-je pu imaginer un seul instant ce qui allait se produire.

Tout le monde meurt un jour. Moi, plus tôt que d'autres. Je n'y avais pas songé. Ça ne rentrait aucunement dans mes plans d'avenir. J'allais fêter mes vingt-sept ans. J'étais interne en médecine à l'hôpital. J'étais jeune, plutôt jolie. J'allais me marier dans deux mois. J'aurais eu des enfants, peut-être. J'aurais été heureuse. Mais rien de tout cela n'a pu se produire puisque je suis morte.
Le plus étrange est que je ne me souviens pas des heures qui précèdent ma mort. Pas vraiment. Je me souviens avoir chuté dans les escaliers. Une chute violente et douloureuse. Puis, plus rien. Le noir complet.
Mon réveil fut l'expérience la plus traumatisante que j'aie eue à vivre. Il y avait du monde. Des infirmiers partout et une ambulance devant la maison. Je vis mon fiancé, qui pleurait à chaudes larmes. Lorsque je lui demandai ce qu'il se passait, il ne sembla pas m'entendre. Il ne sentit pas non plus ma main sur son épaule. Je remarquai alors un brancard, que les urgentistes portaient vers leur véhicule. Je me précipitai vers eux, sans même réfléchir. J'eus tout juste le temps d'apercevoir mon propre visage, inanimé et livide, avant que le sac ne soit refermé. Alors, je me suis rappelée la chute.
Je ne pouvais y croire. Et pourtant, personne ne me voyait, ni ne m'entendait. J'étais totalement seule. Assister à mon propre enterrement fut à la fois terrifiant et salvateur. Voir mon corps enfoui sous terre, mon nom gravé, ma famille pleurer, m'aida à accepter l'inacceptable : j'étais bel et bien morte. Pendant longtemps je suis restée enfermée à la maison, prostrée dans un coin, sans parvenir à comprendre ce qui m'arrivait, ni quelle en était la raison. Je connus la solitude dans ce qu'elle a de plus terrifiant. Personne ne pouvait me voir, je ne pouvais parler à personne. J'espérai qu'Aidan reviendrait vivre dans la maison. Que je pourrais prendre soin de lui, sans même qu'il le sache. Mais il ne revint jamais. Mes parents s'occupèrent de tout ranger à sa place. Je les entendais parler, et appris ainsi que mon fiancé avait quitté la ville pour quelques temps. Ils avaient mal et je ne pouvais les consoler. Ranger mes affaires leur prit plusieurs semaines. Puis, plus personne ne vint.

Je n'ai jamais été d'un naturel pessimiste. Jamais. Et ça n'a pas changé après ma mort. J'ai découvert qu'être un fantôme peut présenter des avantages. Je peux aller d'un lieu à un autre par ma simple volonté. Je n'ai besoin ni de manger, ni de boire, ni même de dormir. Je continue néanmoins à cuisiner, pour le plaisir. Je vis seule depuis un an, mais j'espère qu'un jour, quelqu'un achète la maison et vienne y vivre. Seulement, il semblerait que personne ne veuille d'une maison dans laquelle quelqu'un est mort. Oh, il y a bien eu un ou deux locataires, mais ils ne sont pas restés bien longtemps, sentant une présence inquiétante dans la maison.
J'ignore pourquoi je suis encore là, parmi les vivants. Je sais que d'autres créatures existent, qui pourraient peut-être m'aider. Pourtant, alors qu'elles attisaient ma curiosité lorsque j'étais vivante, je me suis mise à les craindre après ma mort, d'autant plus qu'elles sont les seules à pouvoir me voir et me toucher...